«Si, pel ciel», souvenirs de Levante

Au tout début des années 70, le maître a dressé un certain nombre de chevaux lusitaniens de l'élevage Menezes: Impostor et Invencivel, puis Jabute, puis Levante (les chevaux Menezes étaient «à la lettre»), son fils João ayant quant à lui dressé Jasmin qui était «de même fer»1; il aimait beaucoup cet élevage qui a disparu à cette époque, avant que Dany Lahaye ne le reconstitue avec beaucoup de réussite pas mal d'années plus tard à partir des survivants qu'elle a rachetés.

Le dressage de Levante a commencé en 1973, l'année de l'installation du manège (qui se situait auparavant à Póvoa de Santo Adrião) à Avessada, dans la Quinta do Brejo. Il était d'un gris fer très élégant, et semblait à ce moment avoir certaines difficultés avec son postérieur gauche. Quelques années plus tard, j'ai entendu le maître dire que tous les problèmes que Levante avait avec ses tendons étaient définitivement réglés (sous-entendu, par son dressage et son travail quotidien). Levante avait été vendu à Phillis Field (la mère de l'écuyère Bettina Drummond), et a souvent travaillé avec elle en amazone.

Levante avait un dressage complet et connaissait toute la haute école. Mais dans sa maturité (dès ses 6 ou 7 ans) son travail était devenu très particulier et, il faut bien le confesser, quelque peu étrange. Levante commençait par un peu de travail au pas (une ou deux voltes, une épaule en dedans, un appuyer à chaque main), puis le maître entamait un travail alternant du galop à droite sur une volte, du galop sur place, des foulées de reculer et du piaffer en X (parallèle au petit côté). À cette époque je connaissais le maître depuis presque dix ans et je savais qu'il serait totalement inutile de poser la question naïve qui pourtant me brûlait les lèvres: «Maître, pourquoi faites-vous ce travail avec Levante?» Dans ce genre de situation, on pouvait en posant une telle question s'attirer un regard noir qui vous foudroyait, ou dans le meilleur des cas, s'il était de bonne humeur, une gentille réponse dont le modèle était «j'ai mes raisons» et qui signifiait tout autant qu'on ne pénètrerait jamais dans ce jardin secret.

Levante était parfois l'objet de ses confidences, et c'était les seuls moments où on pouvait espérer en apprendre un peu plus; un jour, un simple mais fort convaincu «ce cheval est un ange!» laissait entrevoir l'étendue de l'attachement qu'il lui portait; une autre fois, de manière tout aussi spontanée, on avait appris que les nuits où la lune éclairait suffisamment, le maître se levait et aller le monter dans la carrière, loin de tous les regards qui peut-être lui semblaient pervertir leur relation…

J'avais demandé un jour à Sue, sa future belle-fille, quelle idée, quelles informations, elle avait sur ce travail; mais elle n'en savait pas plus; quant à João, je savais bien aussi quel genre de réponse il me ferait si je lui demandais quoi que ce soit sur ce sujet «Mon père est un artiste»; lui pourtant en savait plus que cela.

Par la suite, au début des années 80, Levante ayant plus de dix ans, quand il était amené dans le manège, dès que le maître était dessus, il demandait le piaffer, sans même une foulée de pas, de ce piaffer lent et élevé qu'il donnait si bien. Ce spectacle sera toujours associé dans ma mémoire avec le duo de la fin du deuxième acte d'Otello (de Verdi): l'air Si, Pel Ciel que le maître écoutait souvent, interprété par Giacomo Lauri-Volpi (et Marco Basiola en Iago). C'est un air que parfois les vrais lève-tôt (dont je suis) pouvaient entendre dès sept heures du matin, justement heure à laquelle une fois son dressage terminé Levante travaillait souvent.

En plus du galop sur place et aussi quelquefois en arrière, Levante faisait quelques sauts (il y en a des photographies dans certains livres du maître). Dans ces sauts, se rapprochant beaucoup de la ballotade classique, Levante allait très haut. Je n'ai vu cela qu'en liberté mais certains ont vu et m'ont raconté avoir vu le maître sur Levante pendant ses ballotades. Selon ces témoignages il montait vraiment très haut, et le cavalier ne bougeait pas d'un millimètre…

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Footnotes

Notes de bas de page:

1

C'est-à-dire du même élevage.

Auteur: Jean Magnan de Bornier

Created: 2018-09-02 dim. 13:26

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